Les pupilles des chats ont ceci de particulier quâen pleine lumiĂšre, on nâen distingue quâune mince ligne noire. DĂ©coupe nette au milieu des couleurs aquarelles. Quiconque voudrait y voir plus clair se retrouverait face Ă un mur de colĂšre. Ă la nuit tombĂ©e, la fente se mute enfin en trou noir abyssal. Qui peut dire ce qui sây cache ? Se frayant un chemin entre humeurs et muqueuses, un tunnel vers le quartier gĂ©nĂ©ral des chats ? Ă coup sĂ»r, un genre de bar clandestin Ă lâambiance feutrĂ©e. On sây moque des humains et de leur sale manie de tout vouloir domestiquer. On y troque les meilleurs spots dâherbe contre une place prĂȘt de lâĂątre. Les flammes vacillantes Ă©clairent une petite scĂšne oĂč une contrebasse flegmatique ponctue les miaulements. Les membres les plus vindicatifs feulent Ă sâen couper le souffle.
Mais tout bien pensĂ©, les chats ont mieux Ă faire. Peut-ĂȘtre alors, au fond de ces pupilles, un secret bien cachĂ©. Un genre de contradiction dans les lois fondamentales de la physique â une faille oubliĂ©e lĂ par quelque malin gĂ©nie. Les contradictions ont franchement mauvaise presse, surtout en matiĂšre dâaxiomes. Le premier terrien Ă sâen rendre compte se dirait que quitte Ă vivre dans un monde incohĂ©rent, autant arrĂȘter de sâentasser dans des rames de mĂ©tro saturĂ©es de sueur et envisager le vol. Ou la marche sur air, qui consiste Ă le rendre suffisamment compact pour supporter un corps, mais juste le temps de passer. Est-ce-que les oiseaux ont un jour regardĂ© au fond de ces yeux ?
Le froid mord soudain ma nuque et sâenroule autour de ma colonne vertĂ©brale. Mes poils se font Ă©pines. Il aura fallu attendre la fin du ballon dâeau chaude pour arrĂȘter la boucle ; je pourrais rester des heures Ă observer le fil de mes pensĂ©es tournoyer joyeusement avec lâeau brĂ»lante. DĂ©jĂ les fibres de mes plexus se resserrent et je nâentends plus que le sang affluer en masse dans mes temps. Seul le battement obstinĂ©ment rĂ©gulier de mon cĆur demeure en mesure de me calmer. Je me demande souvent pourquoi. Les premiĂšres vibrations qui ont parcouru mon corps en devenir Ă©taient sans doute les battements du cĆur de maman. Jâaime Ă croire que câest une rĂ©miniscence de ce cocon dâamour. Comme les douches, finalement. Est-ce-que je pensais dĂ©jĂ aux yeux des chats ?
Putain, ça recommence et il fait toujours froid. Le carrelage se dĂ©lecte de mes pieds transis. Je vire la buĂ©e du miroir et regarde mon corps se faire une place dans lâatmosphĂšre moite. JâĂ©ponge les gouttes qui perlent de mon front et je fourrage dans la paniĂšre Ă linge Ă la recherche de ce qui sâapparente le plus Ă une serviette, puis la noue Ă ma taille. Je prends le temps de me scruter. Mes cĂŽtes me donnent toujours lâimpression de racines qui attendent la force des annĂ©es pour finir de craqueler le bitume. Mes cheveux ont poussĂ© depuis la derniĂšre fois â ils arrivent presque en dessous de ma poitrine. Ă part ça, rien nâa changĂ©, Ă part la poussiĂšre qui sâamoncelle sur chaque centimĂštre carrĂ© de ce qui ressemble de plus en plus Ă une maison oĂč les flics dâune sĂ©rie pourrie dĂ©barqueraient, appelĂ©s par des voisins alertĂ©s par lâodeur. Mais tu nâes pas lĂ . Pourtant, je suis sĂ»r que mon jeu de sourcil tâaurait fait marrer â eux aussi ont poussĂ©. Je crois que jâai trop pris lâhabitude de les froncer. Tout le monde croit que je suis Ă©nervĂ©e. Un mal pour un bien : ils ne me parlent pas.
Je dĂ©verrouille la porte de la salle de bain en me demandant pourquoi je lâai fermĂ©e et je mets un pied dehors. Puis lâautre. Lâhorloge affiche 03:59 mais jâai appris Ă ne pas mây fier. Je suis arrivĂ©e Ă 16 heures et le CD du Klub tourne sĂ»rement pour la deuxiĂšme fois ; il doit ĂȘtre Ă peine 18 heures. Câest lâheure oĂč les gens rectifient leurs bonjour dâun bonsoir avec une gĂȘne palpable et une moue coupable. Une manie fascinante au vu des saloperies quâon trouverait dans le film de leurs vies.
Au fond du salon, des centaines de livres sâentassent dans des Ă©tagĂšres de rĂ©cupâ dont on se demande comment elles ont jamais tenu debout. Leurs yeux sceptiques mâinterrogent. Je fais mine de les ignorer. Quelques minutes passent, alors je finis par leur rĂ©torquer quâil y a des questions auxquelles je ne rĂ©pondrai quâen prĂ©sence de mon avocat. Je dis ça parce quâun noyau dans lequel on a plantĂ© trois cure-dents a dĂ©finitivement fini de noircir, mais ça nâa pas lâair de les faire marrer. Je shoote une tasse en mĂ©tal qui jonche le sol et Ă©carte le rideau de perles qui me sĂ©pare de la cuisine. Les montagnes dâĂ©pices finissent de disperser leur derniĂšres odeurs. Les murs se drapent toujours dans ces grandes tentures, comme pour refuser de croire Ă leur solitude. Ils me semblent si ternes, mais jâai aussi appris Ă me mĂ©fier des couleurs.
Jâessaye de lancer une eau chaude mais les plaques ne me renvoient que cet insupportable bruit qui accompagne lâĂ©tincelle. Je capte les paroles au loin â « nây-a-t-il que dans les crĂ©matoriums quâon trouve de la chaleur humaine ? ». SĂ©rieux, câest Ă se tirer une balle. Je me demande comment tu pouvais aimer ce genre de son. Je retourne dans le salon pour lancer un album des Doors et fusionne avec le canapĂ©.
Jâai lâimpression dâen faire trop, tu sais, comme si tu pouvais me voir. Toutes mes pensĂ©es, dâune maniĂšre ou dâune autre, sont dirigĂ©es vers toi â quâest-ce-que tu en dirais ? Est-ce-quâelles sont chouettes ? Parfois, jâai lâimpression quâelles nâexistent pas vraiment. Comme des croquis mal finis qui ne demandent quâun peu de relief et des couleurs chaudes. Câest ton regard qui les convainc de rester. Jâai toujours peur de mâĂ©vaporer en sortant dâici.
Mais comme le jour semble soudain sâĂȘtre rappelĂ© quâon lâattendait ailleurs, je finis par me lever. Encore quelques aller-retours Ă lâĂ©tage pour quâune Ă©charde finisse par me rappeler ce qui compte vraiment et jâenfile ce t-shirt qui sent la peur. Ă se demander pourquoi jâai pris une douche. Je dĂ©vale le reste des marches en serrant les dents, balance la serviette sur le bar et coupe le courant.
La porte claque sur mes pas et jâaimerais avoir une clĂ© pour la jeter. Mais il faut croire quâelle restera toujours ouverte. Peut-ĂȘtre quâun jour, jâarriverai Ă suffisamment la malmener pour quâelle se dĂ©cide Ă pousser une gueulante. « Pour qui tu te prends, toi, avec ta dĂ©gaine de clocharde ? Tu tâes crue oĂč ? Jâen ai ma claque dâĂ©couter tes jĂ©rĂ©miades et dâessuyer tes traces de semelles, alors tu peux toujours crever pour rentrer. Quoi ? Tâas encore envie de beugler ? Allez, fais voir un peu tes phalanges, pour voir, jâai bien envie de couleur vive. Alors quoi, tu croyais que ça allait passer Ă travers ? Tu vas faire quoi maintenant, appeler tes potes et fabriquer un bĂ©lier ? Allez, fais nous le coup des larmes. Jâai passĂ© lâĂąge quâon me prenne pour un gland. Tâas intĂ©rĂȘt Ă sacrĂ©ment faire profil bas si tu veux que ça sâarrange. Et nettoie moi tout ça, merde. Tâas pensĂ© aux voisins ? Quâest-ce-quâils vont dire? Et entre nous, ma grande, ça fait quoi de parler avec une porte ? »
Je laisse tomber, car les derniĂšres lueurs du jours illuminent les yeux des passant·es pour la derniĂšre fois. BientĂŽt, ils sâĂ©carquilleront et jâai des haut-le-cĆur Ă imaginer les mondes qui se cachent passĂ© lâhorizon de ces puits sans fond.
Alors je me hĂąte pour le dernier bus.