L'homme qui suivait les nuages

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Le billet que vous lisez fait partie de la série « Cercle des Ingénieurs Disparus ». Le menu sur la gauche permet de naviguer entre ses parties. Bonne lecture ! 😄
Cette semaine, on devait choisir un dessin proposé par d’autres membres du CID et l’utiliser comme base pour le texte.

Gauche. Gauche. Gauche. Gauche. Jolies pommettes – droite. Je me redresse et tente de retrouver un semblant de dignité. Les données apparaissent petit à petit version carte mentale autour du visage. La reconstruction 3D s’affine. Vu le profil, ça devrait aller vite.

Camille Decostes, 28 ans, citadin, comédien. Tendance aux comportements prosociaux. Fan d’urbex. Un chignon nonchalant dont s’échappent quelques mèches. Je checke les réseaux. Rien de louche – écohameaux, quelques mèmes, piano, poèmes. Je bénis ce genre de type : du premier coup d’œil, tu reconnais le citoyen modèle, inspirant mais pas contestataire. Il a pas de casseroles qui te retomberont dessus quelques mois plus tard. Il est toujours un peu en dèche. À tous les coups il répond dans la journée.

Je passe les infos importantes en surbrillance, je sauvegarde et je lance le transfert. Ça paiera ses factures et ça plaira à la filiale green.

L’écran s’ébroue à nouveau. Gauche, gauche, gauche, gauche, encore gauche, gauche-surchauffe, gauche-overdose – putain, pas trop tôt – droite.

Sarah Loiseau, 45 ans, commerciale. Aime les chiens et la voile. Tchatche à mort sur les réseaux ; taux de partage supérieur à la moyenne. Droite molle, limite progressiste. Deuxième au concours d’éloquence de son école – ça remonte mais ça se perd pas. Tendance à en faire trop.

Surbrillance, sauvegarde, transfert, service relations publiques. Ça colle pas à 100% mais ils ont besoin de monde.

Gauche, gauche, droite, réseaux, transfert, gauche, gauche, gauche, droite, modèles réduits, œnologie, sauvegarde, crampe. 5 minutes de pause.

J’en profite pour m’étirer et écouter les craquements en cascade de mes articulations. Quelques goulées d’eau. J’irais bien pisser mais je préfère regarder la foule. C’est l’affaire de quelques secondes ; il faut juste que je choisisse un point d’implentation. Je fais mine de parcourir centre commerciaux, monuments historiques et autres stations de métro mais mon choix est déjà fait. Travelling arrière sur la place du Change. Je fais défiler les angles de vue et je garde celui qui part du pont des Thermes.

Il est à peine 10 heures mais les badauds se tassent devant le centre culturel qui se fait nasse et les absorbe. Les plus pressés fendent la foule en jouant des coudes. On voit de tout sur cette place : des punks squattent le bas des marches, juste à côte de la vieille à l’accordéon. Les mectons en chemise prennent garde de pas faire tomber le balai qu’ils ont dans le cul. En face, devant le café, tu peux acheter des cryptos. Les chiens ont soif. Les pigeons volent. Des petits gars s’enlacent.

Du haut de ma solitude, j’ai quelque chose que vous n’avez pas : des milliers d’yeux. Des yeux sans fatigue. Des yeux qui vous fixent, vous et vos masques. Des yeux qui vous percent, vous et vos plaies.

Finalement, la foule n’est jamais anonyme que pour elle-même. Je connais vos visages, vos envies, vos peurs et vos rires. C’est le deal : on paie les caméras à la ville et en échange on branche nos IA. On repère les profils prometteurs et on envoie aux services qui ont besoin de refaire leur image. Le cerveau porte des jugements en quelques millisecondes au moment où il voit un visage. Tu trouves la bonne gueule, t’as déjà gagné. La précarité est là depuis des décennies – même les commerciaux galèrent à payer leur loyer. Alors il faut bien arrondir les fins de mois. Gagnant-gagnant : diminution de l’insécurité, hausse du pouvoir d’achat et baisse du chômage. Baisse du chômage, tu parles – les profils que j’envoie restent maximum deux semaines. Je crois pas que ça vaille le coup, tout ça. Mais je mange un peu mieux que les clodos de l’abribus, alors je me plains pas. Un café coule et l’ordi vibre. C’est l’heure.

Gauche, gauche, gauche, gauche, gauche,

stop.

Toi.

Il y a les autres, et il y a toi. Jour après jour, sans relâche, tâche de brouillard sur l’écran de contrôle. Un visage de neige numérique, comme les jours de tempête où l’antenne se faisait la malle. Qui es-tu, toi ? Un marchand de nuages ?

Ok, c’est fréquent que l’algo de reconstruction faciale se trompe et torpille une oreille. Il galère avec le contour des cheveux, et parfois, les gens se retrouvent avec un mulet artificiel. Ou un nez pointu. J’en parle pas, je laisse couler. Au moins, ça me fait marrer. Mais toi, c’est différent. Autour de ce visage éparpillé, tu es toujours le même – épaules en tension et clavicules qui semblent avoir mieux à faire. J’ai jamais accroché aux délires ésotériques, mais tu ressembles de plus en plus à une apparition. Qui es-tu, vraiment ? Un hackeur ? L’équipe de veille patche en 2 jours max les failles de l’algo. Si on avait trouvé une technique pour devenir virtuellement invisible, ça se saurait. Tu serais pas le seul. Une illusion ? J’ai jamais pris de LSD, c’est pas pour commencer à avoir des hallus. Une vraie tête de nœud ? Je sais pas, tout le monde te verrait, y’aurait bien un pour s’arrêter et te dire : « excusez-moi monsieur, sans vouloir vous manquer de respect, je crois que vous avez laissé votre nez à la maison », non ?

Alors à défaut, tu es mon secret. L’interstice qui ne se calcule pas – allergie métrique. Ça se soigne, tu crois ?

Café, vibration, gauche, gauche, gauche, droite, pôle finance, gauche, gau- putain, mon café. Je tremble en nettoyant. Faudrait que j’arrête, mon cœur ressemble à un caisson de basse à bout de souffle.

18 heures. Le manager passe avec les statistiques de la semaine, meilleure que la dernière. Encore 20% de pertinence à gratter et je passe confirmé : 10 minutes de pause, prime de risque et supervision des apprenants. Je me concentre pour activer les muscles de ma mâchoire et produire ce qui se rapproche le plus d’un sourire. Il me tape sur l’épaule et me tient la porte.

Couloir. Première à gauche, deuxième à droite, badgeuse, bonne soirée, à demain. Respire.

Je reste planté là, à regarder la foule s’écouler fluide dans les artères du centre d’affaires. Je pèse le pour et le contre, comme chaque soir. Comme chaque fois, je m’en tape et je file place du Change. 30 minutes de marche ; c’est bon pour le moral, non ? Je remonte l’avenue à contre courant en distribuant quelques coups d’épaules. Peut-être qu’un « désolé » parviendra à vos oreilles, mais je suis loin d’être désolé – ça vous rappellera que vous avez un corps.

Tandis que le passage se dégage, je peux sentir les milliers d’yeux panoptiques lécher mon visage et calculer ses points de contrôle. J’imagine des doigts poisseux swiper à gauche dans une indifférence convenue. C’est pas grave. C’est de bonne guerre.

Presque arrivé. J’ai le vertige rien que d’imaginer les changeurs de monnaie officier il y a à peine quelques siècles. Dernier coup d’œil de loin, puis je plonge, je m’installe et vous regarde à nouveau. Même le banc semble se demander pourquoi. Un succédané de taff, sans faisceau de données, sans carte mentale, sans choix. J’échange un sourire avec les punks, toujours calés en bas des marches. Un point de repère, au moins. Pour le reste, je capte personne. Je sais même pas qui je cherche.

Les minutes passent et le paysage ne change pas. Je me demande furieusement pourquoi je persiste à user mes semelles pour venir ici alors que mon sang se solidifie sous la morsure du froid. Les gens normaux font quoi après avoir abattu leurs heures ? Ils vont au cinéma ? Boire un verre ? Je sais pas, je me dis que ça serait sans doute plus utile. Mais je veux pas. Je veux pas te rater.

C’est l’enfant au fond de mes rêves qui me souffle qu’un jour, ton regard croisera le mien et que tes yeux céruléens auront la profondeur de ceux dont l’âme vibre juste un peu plus fort que les autres. Qu’on se reconnaîtra en silence, et que d’un hochement de tête, tu m’enverras le signal. Qu’au bout de la petite ruelle en contrebas, tu toucheras une pierre de tes mains fabuleuses, et qu’un passage s’ouvrira. Peut-être un hackerspace, peut-être un atelier clandestin, peut-être un camp de hippies, je m’en fous – je veux que tu m’emmènes.

Mais la nuit tombe et seules les étoiles brillent.

Alors je visse mon casque et je laisse les basses étouffer la clameur des terrasses. Le kick en transe me donne la force de remonter les rues jusqu’à ma piaule. Il faut bien aller quelque part, non ? Je crois que je préfère encore le bruit de l’ordi aux bribes de vos vies. Une boîte crânienne fixée sur une boîte d’octets dans une boîte en béton. Putain, je me trouve ridicule à arborer cette mélancolie cynique. C’est facile d’être cynique en restant planté sur sa chaise. Mais je peux pas m’empêcher de trouver le monde froid quand la nuit tombe.

Parce que demain sera pareil. Et je connais trop la lucidité qui aspirera la chaleur de mon cocon au petit matin – ce cocon où chaque soir je prie de toutes mes forces pour que demain les plombs sautent que tous les visages se fassent nuages que plus jamais je n’aie à choisir entre

gauche, gauche, gauche, gauche,

café, gauche, droite,

gauche, gauche,

café, foule, gauche, gauche,

gauche, 10%, bonne soirée, à demain,

banc, rien, nuit,

boîte.

Minuit déjà. Le marchand de rêves se cache dans une petite boîte que je devine au fond de la table de nuit. Peut-être que tu t’y caches, toi aussi ? Je t’imagine, amer et coloré, trop flou pour être honnête, calme et décidé. Tu m’apprendras la danse qui rend invisible, le maquillage qui rend libre et les mots indicibles. Trop fous pour être nets. Et tu m’emmèneras, hein ? Là où les yeux sont en orbite, là où les corps s’aiment, là où les écrans saignent.

Alors larme à gauche, larme à droite,

je t’attends.