Image d'illustration : « Steaming Water » by SidPix - CC BY 2.0

Le dernier bus

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Le billet que vous lisez fait partie de la sĂ©rie « Cercle des IngĂ©nieurs Disparus ». Le menu sur la gauche permet de naviguer entre ses parties. Bonne lecture ! 😄
Le CID (Cercle des IngĂ©nieurs Disparus) est une asso d’Ă©criture plein de gens chouettes que j’ai rejointe ce semestre. Chaque semaine, on Ă©crit des trucs ensemble. Je commence tout juste. J’adore lire ce qu’Ă©crivent mes ami·es du CID, et j’aime l’idĂ©e d’avoir ce petit bout du web pour jeter des textes Ă  la mer, alors j’ai dĂ©cidĂ© de les poster ici. Cette semaine, l’objectif Ă©tait de sortir de sa « zone de confort », et j’ai donc eu pour contrainte de ne pas axer mon texte autour d’une critique de la technologie, puisque le peu de textes que j’ai Ă©crits jusqu’Ă  maintenant tournaient quand mĂȘme pas mal autour de ce thĂšme.

Les pupilles des chats ont ceci de particulier qu’en pleine lumiĂšre, on n’en distingue qu’une mince ligne noire. DĂ©coupe nette au milieu des couleurs aquarelles. Quiconque voudrait y voir plus clair se retrouverait face Ă  un mur de colĂšre. À la nuit tombĂ©e, la fente se mute enfin en trou noir abyssal. Qui peut dire ce qui s’y cache ? Se frayant un chemin entre humeurs et muqueuses, un tunnel vers le quartier gĂ©nĂ©ral des chats ? À coup sĂ»r, un genre de bar clandestin Ă  l’ambiance feutrĂ©e. On s’y moque des humains et de leur sale manie de tout vouloir domestiquer. On y troque les meilleurs spots d’herbe contre une place prĂȘt de l’ñtre. Les flammes vacillantes Ă©clairent une petite scĂšne oĂč une contrebasse flegmatique ponctue les miaulements. Les membres les plus vindicatifs feulent Ă  s’en couper le souffle.

Mais tout bien pensĂ©, les chats ont mieux Ă  faire. Peut-ĂȘtre alors, au fond de ces pupilles, un secret bien cachĂ©. Un genre de contradiction dans les lois fondamentales de la physique – une faille oubliĂ©e lĂ  par quelque malin gĂ©nie. Les contradictions ont franchement mauvaise presse, surtout en matiĂšre d’axiomes. Le premier terrien Ă  s’en rendre compte se dirait que quitte Ă  vivre dans un monde incohĂ©rent, autant arrĂȘter de s’entasser dans des rames de mĂ©tro saturĂ©es de sueur et envisager le vol. Ou la marche sur air, qui consiste Ă  le rendre suffisamment compact pour supporter un corps, mais juste le temps de passer. Est-ce-que les oiseaux ont un jour regardĂ© au fond de ces yeux ?

Le froid mord soudain ma nuque et s’enroule autour de ma colonne vertĂ©brale. Mes poils se font Ă©pines. Il aura fallu attendre la fin du ballon d’eau chaude pour arrĂȘter la boucle ; je pourrais rester des heures Ă  observer le fil de mes pensĂ©es tournoyer joyeusement avec l’eau brĂ»lante. DĂ©jĂ  les fibres de mes plexus se resserrent et je n’entends plus que le sang affluer en masse dans mes temps. Seul le battement obstinĂ©ment rĂ©gulier de mon cƓur demeure en mesure de me calmer. Je me demande souvent pourquoi. Les premiĂšres vibrations qui ont parcouru mon corps en devenir Ă©taient sans doute les battements du cƓur de maman. J’aime Ă  croire que c’est une rĂ©miniscence de ce cocon d’amour. Comme les douches, finalement. Est-ce-que je pensais dĂ©jĂ  aux yeux des chats ?

Putain, ça recommence et il fait toujours froid. Le carrelage se dĂ©lecte de mes pieds transis. Je vire la buĂ©e du miroir et regarde mon corps se faire une place dans l’atmosphĂšre moite. J’éponge les gouttes qui perlent de mon front et je fourrage dans la paniĂšre Ă  linge Ă  la recherche de ce qui s’apparente le plus Ă  une serviette, puis la noue Ă  ma taille. Je prends le temps de me scruter. Mes cĂŽtes me donnent toujours l’impression de racines qui attendent la force des annĂ©es pour finir de craqueler le bitume. Mes cheveux ont poussĂ© depuis la derniĂšre fois – ils arrivent presque en dessous de ma poitrine. À part ça, rien n’a changĂ©, Ă  part la poussiĂšre qui s’amoncelle sur chaque centimĂštre carrĂ© de ce qui ressemble de plus en plus Ă  une maison oĂč les flics d’une sĂ©rie pourrie dĂ©barqueraient, appelĂ©s par des voisins alertĂ©s par l’odeur. Mais tu n’es pas lĂ . Pourtant, je suis sĂ»r que mon jeu de sourcil t’aurait fait marrer – eux aussi ont poussĂ©. Je crois que j’ai trop pris l’habitude de les froncer. Tout le monde croit que je suis Ă©nervĂ©e. Un mal pour un bien : ils ne me parlent pas.

Je dĂ©verrouille la porte de la salle de bain en me demandant pourquoi je l’ai fermĂ©e et je mets un pied dehors. Puis l’autre. L’horloge affiche 03:59 mais j’ai appris Ă  ne pas m’y fier. Je suis arrivĂ©e Ă  16 heures et le CD du Klub tourne sĂ»rement pour la deuxiĂšme fois ; il doit ĂȘtre Ă  peine 18 heures. C’est l’heure oĂč les gens rectifient leurs bonjour d’un bonsoir avec une gĂȘne palpable et une moue coupable. Une manie fascinante au vu des saloperies qu’on trouverait dans le film de leurs vies.

Au fond du salon, des centaines de livres s’entassent dans des Ă©tagĂšres de rĂ©cup’ dont on se demande comment elles ont jamais tenu debout. Leurs yeux sceptiques m’interrogent. Je fais mine de les ignorer. Quelques minutes passent, alors je finis par leur rĂ©torquer qu’il y a des questions auxquelles je ne rĂ©pondrai qu’en prĂ©sence de mon avocat. Je dis ça parce qu’un noyau dans lequel on a plantĂ© trois cure-dents a dĂ©finitivement fini de noircir, mais ça n’a pas l’air de les faire marrer. Je shoote une tasse en mĂ©tal qui jonche le sol et Ă©carte le rideau de perles qui me sĂ©pare de la cuisine. Les montagnes d’épices finissent de disperser leur derniĂšres odeurs. Les murs se drapent toujours dans ces grandes tentures, comme pour refuser de croire Ă  leur solitude. Ils me semblent si ternes, mais j’ai aussi appris Ă  me mĂ©fier des couleurs.

J’essaye de lancer une eau chaude mais les plaques ne me renvoient que cet insupportable bruit qui accompagne l’étincelle. Je capte les paroles au loin – « n’y-a-t-il que dans les crĂ©matoriums qu’on trouve de la chaleur humaine ? ». SĂ©rieux, c’est Ă  se tirer une balle. Je me demande comment tu pouvais aimer ce genre de son. Je retourne dans le salon pour lancer un album des Doors et fusionne avec le canapĂ©.

J’ai l’impression d’en faire trop, tu sais, comme si tu pouvais me voir. Toutes mes pensĂ©es, d’une maniĂšre ou d’une autre, sont dirigĂ©es vers toi – qu’est-ce-que tu en dirais ? Est-ce-qu’elles sont chouettes ? Parfois, j’ai l’impression qu’elles n’existent pas vraiment. Comme des croquis mal finis qui ne demandent qu’un peu de relief et des couleurs chaudes. C’est ton regard qui les convainc de rester. J’ai toujours peur de m’évaporer en sortant d’ici.

Mais comme le jour semble soudain s’ĂȘtre rappelĂ© qu’on l’attendait ailleurs, je finis par me lever. Encore quelques aller-retours Ă  l’étage pour qu’une Ă©charde finisse par me rappeler ce qui compte vraiment et j’enfile ce t-shirt qui sent la peur. À se demander pourquoi j’ai pris une douche. Je dĂ©vale le reste des marches en serrant les dents, balance la serviette sur le bar et coupe le courant.

La porte claque sur mes pas et j’aimerais avoir une clĂ© pour la jeter. Mais il faut croire qu’elle restera toujours ouverte. Peut-ĂȘtre qu’un jour, j’arriverai Ă  suffisamment la malmener pour qu’elle se dĂ©cide Ă  pousser une gueulante. « Pour qui tu te prends, toi, avec ta dĂ©gaine de clocharde ? Tu t’es crue oĂč ? J’en ai ma claque d’écouter tes jĂ©rĂ©miades et d’essuyer tes traces de semelles, alors tu peux toujours crever pour rentrer. Quoi ? T’as encore envie de beugler ? Allez, fais voir un peu tes phalanges, pour voir, j’ai bien envie de couleur vive. Alors quoi, tu croyais que ça allait passer Ă  travers ? Tu vas faire quoi maintenant, appeler tes potes et fabriquer un bĂ©lier ? Allez, fais nous le coup des larmes. J’ai passĂ© l’ñge qu’on me prenne pour un gland. T’as intĂ©rĂȘt Ă  sacrĂ©ment faire profil bas si tu veux que ça s’arrange. Et nettoie moi tout ça, merde. T’as pensĂ© aux voisins ? Qu’est-ce-qu’ils vont dire? Et entre nous, ma grande, ça fait quoi de parler avec une porte ? »

Je laisse tomber, car les derniĂšres lueurs du jours illuminent les yeux des passant·es pour la derniĂšre fois. BientĂŽt, ils s’écarquilleront et j’ai des haut-le-cƓur Ă  imaginer les mondes qui se cachent passĂ© l’horizon de ces puits sans fond.

Alors je me hĂąte pour le dernier bus.